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Allées mal éclairées le soir et ruelles inquiétantes, trottoirs étroits ne laissant guère la place aux poussettes, espaces réservés aux hommes et aux garçons, harcèlement de rue de jour comme de nuit, la ville peut se révéler hostile pour les femmes, souvent confrontées à des violences symboliques et physiques et poussées à se terrer dans leurs logements privés où là encore, elles peuvent être victimes de violences, cette fois-ci conjugales. L’urbanisme, outil de pouvoir, semble capable de contrôler la quotidienneté des habitants d’une ville, d’empêcher les SDF de dormir sur des bancs de transports publics ou de rendre bourgeois des quartiers populaires. Pourtant, il semble incapable de faire de l’espace public un lieu où les femmes ne se sentiraient pas en insécurité.
Un prospectiviste, interrogé dans le cadre de notre mission, nous a confié que la question du genre et de la sécurité des femmes dans l’espace public est une question récente qui n’a jamais été prise en compte dans l’aménagement de l’espace. Les aménagements publics sont imaginés dans une logique de neutralité incompatible avec la réalité d’une détermination genrée des objets. Édith Maruéjouls, spécialiste de la géographie du genre (thème de sa thèse) avec laquelle nous avons pu échanger sur cette thématique, dénonce cette qualification d’ «espaces neutres » qui sont en réalité appropriés par les hommes et les garçons, faisant de ces espaces publics, des espaces privés, car les femmes en sont exclues.
Dans L’Arrangement des sexes, Erving Goffman montre comment l’environnement dans lequel on évolue, renforce les habitus de domination (Bourdieu) ainsi que la production et reproduction de différences sexuées à travers un phénomène de « réflexivité institutionnelle », c’est à dire d'une différenciation sociale extrême entre les sexes, les femmes devant appartenir aux stéréotypes de genre féminin, et les hommes aux stéréotypes de genre masculin. La ville est pour Goffman un lieu de « mise en scène » de « séquences d’autoconfirmation »[1] des rôles masculins et féminins. Par exemple, Edith Maruéjouls nous a confié que les city stades et autres skate park étaient occupés aux deux tiers par des garçons . Ainsi la ville neutre n’existe pas et on parle plutôt d’une ville aveugle de la prégnance et de l’ancrage d’un modèle de domination masculine.
La manière dont les villes gèrent ou ne gèrent pas l’insécurité quotidienne des femmes révèle leur degré de connaissance et de reconnaissance des objets et aménagements genrés de la ville.
Rosella Selmin, professeure de sociologie juridique, distingue deux manières actuelles de solutionner les violences faites aux femmes dans différentes villes européennes. La première, que l’on peut observer en France, consiste à protéger les femmes au maximum et implique de les considérer comme des « victimes potentielles » et multiplier les communications de prévention[2]. Ainsi, en août 2012 on pouvait lire ceci sur le site du Ministère de l’Intérieur, dans la rubrique « Conseils aux femmes» : « En raison de leur sexe et de leur morphologie, les femmes sont parfois les victimes d’infractions particulières» ou encore « Dans la rue, si vous êtes isolée, marchez toujours d’un pas énergique et assuré. Ne donnez pas l’impression d’avoir peur.» Bien que ces conseils aient été supprimés dix mois plus tard, suite à des pressions d’associations et d’écrivaines féministes comme Marylène Lieber dans son ouvrage Genre, violences et espaces publics (2008) et que de nouvelles considérations aient été prises en compte dans les violences faites aux femmes comme la loi Schiappa de 2018, les pouvoirs publics restent inscrits dans une logique de réactivité plutôt que de proactivité, de prévention, et de « traitement des symptômes » dans un environnement jugé neutre.
L’autre solution afin de lutter contre les violences faites aux femmes, distinguée par Rosella Selmini, et qui répond mieux à la réalité de ce que l’historienne Joan W. Scott appelle l’expérience sexuée de la ville[3], et appliquée dans d’autres pays européens comme l’Allemagne, consiste à oeuvrer dans une logique d’action afin « d’adapter l’environnement physique de la ville et son rythme quotidien afin d’améliorer la qualité de vie de toutes et tous»[4].
Dans l’article « Le genre, la ville », Nicole Mosconi, Marion Paoletti et Yves Raibaud constatent que la ville est aménagée par des hommes « aveugles aux inégalités sexuées ». Ils soulignent l’importance de considérer leurs rôles décisifs de géographes, urbanistes, architectes et hommes politiques dans la cité ainsi que leur méconnaissance du vécu de la ville par les femmes, les menant à des pratique contraires à leurs engagements d’égalité entre les hommes et les femmes. Selon Jacqueline Heinen, la lenteur démocratique et la quasi absence de femmes dans les instances de décision les empêchent de contribuer à rendre la ville plus sécuritaire[5] et nourri leur invisibilisation dans la ville où elles occupent des positions « marginales et dominées »[6]. Ce n’est que dans les années 90 que des groupes féministes, d’urbanistes et chercheuses notamment, ont commencé à questionner le rôle des « aménageurs de la ville » et les conséquences de la planification urbaine sur le renforcement des stéréotypes de genre et de rôles dans la cité. Elles dénoncent particulièrement la sous-représentation féminine dans les conceptions de projets urbains. Au niveau politique, Jacqueline Heinen rapporte que, même si la loi sur la parité de 2015 a permis de se rapprocher d’une parité au niveau municipal, départemental jusqu’au niveau régional, les hommes continuaient à incarner 82% des maires et plus de 90% des autres échelons[7]. Elle souligne aussi la mainmise des hommes sur le temps de parole ainsi que la perpétuation d’actes de mansplaining ou d’interruption de prises de parole.
Aussi avons nous observé des temporalités différentes en ce qui concerne le développement durable et écologique des territoires d’une part, et la prise en compte de problèmes sociaux persistants comme la considération d’un paradigme féministe dans la fabrique de la ville. En effet, une professionnelle du conseil dans la construction écologique nous a confié que les régions étaient engagés dans une logique très forte de développement durable et de transition écologique.
Ainsi, la prise en compte de la situation des femmes dans les politiques urbaines entre en concurrence avec d’autres enjeux, comme celui du développement durable, qui sont parfois incompatible avec elle. A ce titre, Yves Raibaud, souligne le paradoxe de la ville durable qui, se voulant innovante et aux faits des changements socio-environnementaux, entre en conflit avec les attentes normatives à l’égard des femmes et de leur image au travail. Par exemple, alors qu’on attend des femmes un code vestimentaire soigné qui peut s’illustrer par une injonction à la jupe ou aux talons, à la coiffure et au maquillage impeccables, il faudrait également qu’elles circulent en vélo ou en marchant de longues distances. Les soins physiques qui leur sont souvent imposés ne semblent pas compatibles avec des mobilités douces ou même la marche à pied qui, à toute heure de la journée et de la nuit, augmente les risque d’être confrontée à des violences et agressions de rue[8].
Certaines perspectives féministes ont permis une intégration du genre dans l’urbanisme, qui a eu des réels effets bénéfiques pour les femmes. Il faut pour cela ne pas se contenter d’une recherche de solutions pour une « planification urbaine inclusive » mais aussi adopter une approche critique portant sur la manière dont est conçue cette planification (c’est-à-dire par qui). Ainsi, l’architecte hollandaise Lidewij Tummers souligne la nécessité à prendre en compte les « interactions entre rôles de genre et espace urbain » dans la planification de la ville. Elle préconise la production de nouveaux modèles spatiaux permettant aux femmes et aux hommes de s’investir dans des « sphères autrefois séparées », c’est à dire, les femmes dans l’espace public actuellement dominé par les hommes et ceux-ci dans l’espace privé jusqu’à présent réservé aux femmes[9]. Dans ce cadre, Anita Larsson, affirme qu’il faudrait « reconsidérer plus profondément la relation entre les sphères productive et reproductive »[10]. Henri Lefebvre a lui aussi montré l’importance de penser les intérêts stratégiques de la vie quotidienne pour atteindre une « justice spatiale ». Il faudrait donc envisager « des modèles spatio-temporels et les équipements qui permettent de concilier responsabilités domestiques et professionnelles »[11] pour les femmes notamment. On peut citer à cet égard le slogan féministe « le privé est politique », pour montrer que les expériences individuelles sont ancrées dans les structures sociales et doivent être prises en compte au niveau politique.
Edith Maruéjouls entend construire des espaces partagés plutôt que des espaces neutres afin que les femmes et les filles se réapproprient les espaces publics. Elle soutient que de tels espaces sont rendus possibles par des aménagements permettant la mixité, et pas seulement dans des discours sur l’égalité. Pour elle, les enjeux de l’espace public sont liés à ceux de l’espace privé étant donnée leur perméabilité. Réhabiliter les femmes dans l’espace public c’est leur redonner leur citoyenneté.
La question du genre révèle donc que l’urbanisme est loin d’être une discipline neutre, et contribue à perpétuer des inégalités et problèmes sociaux. Elle montre également que dans ce cas précis, la domination masculine qui s’exprime dans la fabrique urbaine nécessite une remise en question profonde et durable des manières de penser et d’agir. S’il est tentant de proposer des solutions rapides pour remédier à l’insécurité des femmes dans la ville, ces mesures se révèlent sur le long terme insatisfaisantes, car elles restent pensées par des hommes, et contribuent à maintenir les femmes dans une position de dominées, sans chercher à remettre en cause la source du problème. Cette question du genre témoigne donc également de la tension qui traverse l’urbanisme entre la nécessité de mesures d’urgence, et l’idéal d’aménagements et d’une restructuration durable de l’urbanisme.
[1] Lieber Marylène « Chapitre 2 : Genre et politique en matière de violences » Ds Genre, violence et espace public (2008).
[2] Heinen Jacqueline, « Chapitre 6 - La parité locale reste à faire ». Ds Bruno Perreau et al. Les défis de la République, Presses de Sciences Po (2017) l’« Académique ».
[3] Lieber Marylène « Chapitre 2 : Genre et politique en matière de violences ». Ds Genre, violence et espace public (2008).
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Mosconi Nicole, Paoletti Marion et Raibaud Yves, « Le genre, la ville », Travail, genre et sociétés, 2015/1
[7] Heinen Jacqueline, « Chapitre 6 - La parité locale reste à faire ». Ds Bruno Perreau et al. Les défis de la République, Presses de Sciences Po (2017) l’« Académique ».
[8] Raibaud Yves, « Durable mais inégalitaire : la ville ». Dans Travail, genre et société, 2015 (n°33), p29-47
[9] Tummers Lidewij, « Stéréotypes de genre dans la pratique de l’urbanisme », Travail, genre et sociétés, 2015/1, n°33, pp.67-83
[10] cité par Tummers Lidewij, « Stéréotypes de genre dans la pratique de l’urbanisme », Travail, genre et sociétés, 2015/1, n°33, pp.67-83
[11] Tummers Lidewij, « Stéréotypes de genre dans la pratique de l’urbanisme », Travail, genre et sociétés, 2015/1, n°33, pp.67-83